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Bach : Sarabande "dans le goût étranger"

J.S. Bach : Sarabande - Partita III  en la mineur : in a -minor / Clavier-übung 1

 

Sarabandes...
Pourquoi avoir choisi de s'intéresser, pendant un temps prolongé - profitant du temps du confinement de mars-avril 2020 - à cette danse en particulier que tout le monde pense connaître ?

 

La Sarabande a partagé avec la Courante française (la favorite de Louis XIV) et la Passacaille, le caractère noble et fier typique de la danse française baroque, et dans lesquelles est restée une forte empreinte de la danse hispanique - dont l'influence à la cour de France a été d'autant plus importante que la Reine Marie-Thérèse d'Autriche, Infante d'Espagne, était d'origine espagnole. 
L'habitude moderne de faire de la Sarabande "le mouvement lent de la Suite" est malheureusement une dévoiement de la tradition sous l'influence de la séparation de plus en plus caractérisée et systématique des mouvements de suite, sous l'influence du Concerto et de la Symphonie / Sonate,  en mouvements lents et vifs - Forkel l'écrivait déjà en 1802 (1) et cela ne s'est pas arrangé par la suite. Comme à l'origine la pratique de la danse était généralisée auprès du public et des musiciens (un peu comme aujourd'hui la valse à Vienne, le flamenco à Séville, le tango à Buenos Aires ou le jazz à Brooklin), reliées entre elles par leur relation aux mouvements du danseur, les oeuvres se distinguaient par leur mouvement plus que par leur tempo, par le "caractère de la danse" (terme alors usuel pour désigner une "personnalité rythmique" et sa gestuelle particulière) plus que par des vitesses variées.  

 

Les Caractères de la Danse

Les personnages du théâtre ancien, notamment dans la Commedia dell'Arte qui a étendu son influence jusqu'à la fin du XVIIIe s., par exemple chez Goldoni et Da Ponte), mis dans le même genre de situation, se comportaient avec une gestuelle particulière, parlaient, vivaient les situations, en fonction de types répertoriés (les jeunes et beaux amoureux depuis Lucio e Isabella jusqu'à Tamino et Pamina, Arlechino et autres guignols jusqu'à Papageno, le vieux Pantalon avare, à l'opéra les chanteurs "nobles" et les domestiques, plutôt acteurs qui chantaient etc). Ces types ou caractères (d'où l'anglais character pour rôle) subissaient des transformations suivant les contextes, les oeuvres, les auteurs, mais toujours dans des limites qui leur laissaient leur personnalité, leur caractère très reconnaissable. Ainsi les danses, dans des entourages divers (insérées dans des suites petites ou grandes, affectées de tonalités, de passions, de symboles  divers), gardaient leur "personnalité rythmique", leur caractère à partir duquel le compositeur conçoit la musique. Comme, plus tard, il en est, mutatis mutandis, de la valse ou de la mazurka chez Chopin : lente, triste, animée, joyeuse, rapide, simple ou sophistiquée, en majeur ou en mineur, mais toujours valse ou mazurka, quel que soit le tempo. 


Ce caractère de la danse appris en côtoyant les danseurs, en les faisant danser, en dansant soi-même,  est à la musique ce qu'est la juste déclamation du vers, le "bon accent" d'une langue, qui ne s'apprennent réellement que par imitation, pas dans les livres ni dans une méthode. Ces techniques - parce qu'il s'agit de techniques, non pas de vaporeuses notions de sentiments, ce qui n'exclut pas le sentiment, qui viendra en sus ! -  on ne les apprend plus aujourd'hui que dans les cercles des musiques de tradition orale - où on théorise peu, mais où on assimile des structures qui rentrent "dans le corps" jusqu'à devenir inconscientes - ou encore dans certaines cultures où la relation de la musique à la danse n'a jamais vraiment cessé depuis le 18e siècle : Vienne, l'Amérique du Sud, l'Espagne, où la danse est "dans l'air". 

 

La musique de l'époque baroque, mais aussi celle de l'âge classique et romantique, moins hermétiquement différenciées à cet égard qu'il n'est coutume de le penser dans les cercles de la musique ancienne, est largement fondée sur ces bases-là, aussi bien dans le domaine concertant et opératique (où interviennent, certes, d'autres paramètres comme le bel canto ou le récitatif dramatique, mais en sus). Aussi une fréquentation approfondie de la musique de danse, terreau des Concerti Grossi de Corelli et Haendel, des sonates de D. Scarlatti, des Symphonies classiques et des oeuvres de Schubert, Chopin, Schumann est une condition aussi indispensable que sous-évaluée dans la formation du musicien d'aujourd'hui.

 

Au cours de divers articles, nous reviendrons à cette relation qui, dans les milieux classiques, à force d'aborder  la musique par la partition, la théorie, une structuration rythmique passe-partout (la mesure comme unité universelle de base, ignorant le vers, le pas de danse), et la surabondance de signes écrits, s'est estompée jusqu'à faire presque disparaître la notion de mouvement, la relation naturelle au geste, à la danse - malgré des enseignements, souvent théoriques et peu intégrés, de la danse baroque. Généralement oubliées aussi la connaissance des notions de caractère, de pesanteur et de largeur (que veulent dire grave, largo, adagio pour un musicien d'aujourd'hui si ce n'est un peu la même chose, càd un tempo lent ? ou vivement chez les français, immédiatement traduit aujourd'hui, par vite ou presto ?). Tous ces éléments sont issus de la relation à la danse et à la déclamation théâtrale qui fondent le rythme, le style, le geste instrumental, l'art de l'arpègement, de l'archet, du rubato etc.  

 

La Sarabande de la 3e Partita en la : Sarabande "à la polonaise"

 

Nous sommes là devant un exemple caractéristique où la tradition pose problème. Celui de la perception du rythme, des caractères, des genres et des symboles baroques - et pas uniquement baroques. 

 

Cette sarabande, selon un réflexe de Pavlov généralisé, est généralement jouée lentement (càd que les diminutions sont lentes, pas les temps) selon un principe communément acquis qu'une sarabande est un mouvement lent. Que la question est d'emblée de savoir comment gérer cette lenteur

 

Je me suis livré à une expérience inhabituelle mais fondée sur un principe partagé à l'époque de J.S. Bach. Partant du fait que Bach lui-même a réalisé dans les Suites Anglaises (les plus françaises des suites), à l'imitation de compositeurs français, des sarabandes (ou des courantes) simples et leurs versions ornées, élaborées, j'ai fait l'inverse : une version simplifiée de la version ornée.

Cette version ornée, comme c'est le cas de toutes les sarabandes des Partitas, est la seule que Bach ait réalisée. Il n'en est pas moins vrai que les six sarabandes sont des versions élaborées d'un modèle de base, la vraie sarabande conforme avec quelques libertés bien circonscrites et prévisibles (une levée d'un temps ou un temps et demi, il s'en trouve aussi chez Couperin et d'autres). Mais, comme il en est des mouvements lents des concertos, une habitude s'est prise depuis des décennies, des siècles, de jouer les diminutions comme des "mélodies infinies", lentes et statiques, en décomposant les temps, faisant perdre complètement et depuis longtemps la dynamique et l'élévation, et même la connaissance de la danse Une sarabande fonctionne par 2 x 2 mesures de temps inégaux (avec un deuxième temps plus important que le premier !), formant le pas dont on doit percevoir, sentir physiquement la cohérence et la direction. Toute "décomposition" du temps plombe la dynamique de la danse et en fait autre chose, sort du cadre...

 

J'ai donc publié (ci-dessous) une version "simple" (càd sans diminutions) de la sarabande et l'ai soumise au jugement de qui veut l'entendre. Elle n'a rencontré que de la sympathie, nulle remarque concernant le tempo (c'est celui, très habituel, d'une sarabande noble) sans que personne n'arrive à l'identifier - ce qui montre que l'attention à la mélodie prime sur tout, alors que la rythmique et la structure harmonique - et la basse en grande partie -  sont grandement préservées, ce qui, au début du XVIIIe s, constituait l'essentiel de la musique. 

 

 

 

Dans un deuxième temps, j'ai livré une version expérimentale  (càd nullement destinée au concert, mais à des fins de démonstration) où j'ai superposé avec un deuxième clavecin (en re-recording) le simple et le double dans les les premières reprises  :

  • clavecin A : texte original
  • clavecin B (luthé) : sarabande "simple"

Par cette expérience, j'ai voulu mettre en évidence que, malgré la charge de diminutions (des triolets de doubles croches sont  exceptionnelles dans des sarabandes), on était en présence d'une sarabande conforme au caractère de la danse et qui, même peut se danser comme telle. 


On dira : pourquoi Bach a-t-il alors tant diminué une danse d'habitude si noble, parfois sur-ornée (les sarabandes des Partitas 1, 2, 4 et 6 le sont autant voire plus), mais jamais avec ce caractère d'un quasi allegro moderato si on considère le tempo de la noire ? 

Nous abordons là une autre question : il y a là non seulement une superposition d'un caractère de danse familier et de diminutions (comme dans les Partitas II ou IV par ex), mais une superposition de caractères de danses. En effet, si on oublie un instant que cette pièce est une sarabande, elle pourrait tout aussi bien être une polonaise, la danse qui est la deuxième la plus représentée dans le Notenbüchlein d'Anna Magdalena Bach (juste après le menuet qui est habituellement considéré comme le b-a-ba de la danse). On pourrait danser l'une ou l'autre sur la même musique...

 

Bach, dans cette sarabande, centre de la Partita III en la mineur, tonalité par excellence des musiques populaires ou sur le mode burlesque (voir aussi chez Telemann ou chez C.P.E. Bach avec une grande évidence), superpose deux danses de caractères opposés mais compatibles rythmiquement : la sarabande et la polonaise (il le fait aussi, par exemple, pour le Tempo di Gavotta de la Partita VI en mi : gavotte et gigue ; ou pour la sarabande-lamento de la même Partita : une danse ou un genre n'efface pas l'autre, mais les deux coexistent et interagissent, tout comme beaucoup de lamente baroques sont composés sur des caractères de sarabande ou de passacaille qui devraient être un élément structurant le mouvement et lui donner sa hauteur aristocratique).  

La particularité, ici, de la triple levée est aussi exceptionnelle pour la sarabande que pour la polonaise - mais trois sarabandes sur les six des Partitas pour clavier (3, 5, 6) ont une levée simple ou triple. Dans la même Partita, l'Allemande comporte aussi une levée de 4 doubles croches, ce qui est tout à fait exceptionnel. 

 

La polonaise est ici symbolique du registre populaire opposé au registre "noble" qui est celui, notamment, de la Partita IV en ré majeur (avec son Ouverture à la française et son symbolisme de musique avec trompettes et timbales propre à l'éclat du Prince). Elle a sa place particulièrement dans cette Partita III entièrement placée sous le signe du mode populaire, burlesque, terrien (la Burlesca était, dans une première version, désignée du nom de Menuet : précieuse indication, pour une fois, de la part du compositeur, si avare d'indications pittoresques ou du moins explicites à la Telemann), dont les danses Scherzo et Burlesca sont les signes les plus évidents. Mais ce caractère s' étend très logiquement à la Courante, bondissante comme une Harlequinade, à l'Allemande qui superpose un discours gesticulant à un mouvement d'allemande grave habituel, à une Gigue qui paraît bouffonne si on veut bien aider, éclairée par le contexte, à la rendre telle, et à une Fantaisie qui n'est qu'une Invention à deux voix plus étrange, malaisée qu'harmonieuse. Mais la polonaise, cette fois considérée selon sa signification de danse de la Cour polonaise, marquée mais noble comme dans la Suite en si mineur ou l'ouverture de Didone abbandonata de Hasse (opera seria créé à l'opéra de Dresde) est  aussi le caractère rythmique employé pour le jubilatoire Et resurrexit de la Messe en si mineur (dédiée au Roi de Pologne), plus allegro maestoso qu'il n'est de coutume (mais nous reviendrons bientôt sur l'importance et la diversité de la Polonaise, cette danse à la fois populaire et noble qui a émulé la Sarabande longtemps après que celle-ci se soit éteinte, dans le répertoire romantique et jusque dans les opéras de Verdi). 

 

La version originale de Bach est extraite de mon CD Clavir-Übung 1 : 6 Partitas  (LIGIA). La sarabande superposée en style de continuo luthé est réalisée sur un autre clavecin (Wraight / Gräbner - il vaut mieux écouter l'extrait sur une installation stéréo de qualité pour rendre sensible la spatialité)  pour mettre en évidence la coexistence des 2 danses, la polonaise très marquée, et la noble sarabande.

 


 

(1) "Les compositeurs de l'époque de Bach avaient plus que ceux de tout autre temps l'occasion d'apprendre à manier aisément et savamment les diverses espèces de rythmes à l'aide des suites qui était pratiquées alors en place de nos sonates... dans lesquelles le rythme jouait le principal rôle. Le compositeur était alors obligé d'user d'une grande variété de temps de mesure et de mètres (inconnus maintenant pour la plupart), et de les traiter avec une grande sûreté de main s'il voulait donner à chaque air de danse son caractère et son rythme précis. Bach étendit cette branche de l'art plus loin qu'aucun de ses prédécesseurs et de ses contemporains. Il essaya et fit usage de toute espèce de caractères rythmiques pour diversifier autant que possible la couleur de ses morceaux

(Über Johann Sebastian Bachs Leben, Kunst und Kunstwerke, J.N. Forkel, Leipzig 1802)

 

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